Géopolitique de plateau, ou l’empire des prophètes auto-certifiés
Il est une discipline qui, jadis, sentait la bibliothèque vieillotte, la carte murale et les archives diplomatiques poussiéreuses. Une discipline austère, réservée à quelques rares universitaires ou anciens ambassadeurs discrets, qui connaissaient l’importance d’une frontière, d’une guerre ou d’un traité. Aujourd’hui, cette la géopolitique est devenue un sport de combat pour Youtubeurs en quête de vues, journalistes en roue libre et autodidactes déscolarisés. Elle a un nom : la géopolitique de plateau.
Les oracles et les prophètes de la géopolitique de plateau

On les voit partout, ces oracles modernes. Sur des plateaux télé qui feignent l’actualité sérieuse, dans des vidéos d’une heure trente avec une immense bibliothèque dans le fond pour faire « sobre », ou dans des podcasts confidentiels mais sentencieux.
Ils dissèquent les intentions des puissants avec l’assurance d’un conseiller de l’Élysée (qu’ils ne sont évidemment pas). Ils prédisent la prochaine invasion, analysent les discours comme des psychanalystes freudo-machiavéliens, et pensent être des têtes pensantes de think-tanks qui n’existent que dans leur tête.
OSINT (le renseignement en sources ouvertes), l’outil du stratège virtuel
Leur grille de lecture ? Une savante combinaison de ressentiment personnel, de souvenirs de Terminale, de lectures de blogs confidentiels, et surtout d’intuition de génie.
Ils n’ont jamais lu un câble diplomatique, n’ont jamais assisté à une négociation, ignorent tout des canaux discrets de la diplomatie, mais ils savent. Ils savent ce que Poutine pense « au fond ». Ces gens-là savent pourquoi les États-Unis « ont intérêt à faire durer la guerre ». Ces cuistres savent ce que Xi Jinping veut faire en 2030, parce qu’il aurait été vexé par un tweet de Trump en 2019.
La géopolitique est devenue un jeu de rôle

Ils prennent la géopolitique pour un feuilleton. Un immense théâtre de marionnettes où chaque chef d’État joue le rôle que leur scénario mental a prévu. Il y a les gentils stratèges froids, les dictateurs émotifs, les peuples qui aspirent à la démocratie, et les manœuvres mystérieuses que seul leur œil de lynx perçoit.
Tout est simplifié à l’extrême : une guerre ? Pour le gaz ! Un coup d’État ? Pour un pipeline ! Une alliance ? Pour humilier l’adversaire ! Les cartes sont colorées, les flèches pointent vers le « prochain front », les pays sont rangés comme des pions sur un échiquier, et l’Histoire se plie à leur PowerPoint.
L’arrogance des cuistres
Mais le plus savoureux, c’est leur ton. Cette assurance olympienne du type qui « voit clair dans le jeu des puissants ». Il a lu deux articles sur le Courrier International et un vieux livre de Brzezinski, et le voilà prêt à juger la politique étrangère d’un continent entier.
L’Europe ? « Un pion des Américains ». L’Ukraine ? « Un prétexte ». Israël ? « Une fabrication de lobbies ». L’Afrique ? « Le théâtre des nouveaux impérialismes ».
Ils ne savent pas comment fonctionnent les ambassades, ils ignorent que les relations internationales passent par mille couches d’intermédiaires, mais ils résument tout ça en une phrase : « C’est pour les ressources. »
Ce n’est plus de l’analyse, c’est de l’astrologie géopolitique. On pourrait presque les imaginer tirer les cartes pour savoir si la Chine va attaquer Taïwan. À quand l’horoscope des conflits armés ? « Aujourd’hui, les Capricornes risquent une rupture diplomatique avec les Sagittaires. »
Vendre son incompétence

Mais ces gens ne sont pas dangereux. Ils sont distrayants. Comme les vendeurs de tapis dans les souks, ils ont l’œil qui brille et le verbe enjôleur. On les écoute comme on écoute une histoire bien racontée : pour le plaisir de l’exagération, du récit romanesque, du frisson.
Le seul problème, c’est quand ils se prennent au sérieux, quand ils croient vraiment influencer l’opinion, quand ils se persuadent qu’ils détiennent des vérités que les autres (les diplomates, les stratèges, les historiens) seraient trop lâches pour révéler.
La géopolitique sérieuse est discrète, lente, technique, frustrante. Elle demande du silence, de l’oubli de soi, et un accès aux arcanes du pouvoir. Autant dire tout ce que le géopoliticien de salon ne possède pas.
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