Les histoires à choix multiples.
Les histoires à choix multiples.

Dans ce nouvel épisode, j’explore un genre fascinant : celui des histoires à choix multiples, où le lecteur ou le joueur devient acteur du récit.

De Doki Doki Literature Club à Catherine Full Body, jusqu’à Baldur’s Gate 3, ces œuvres questionnent la liberté du joueur, la structure narrative et la psychologie du choix.

Entre les livres dont vous êtes le héros et les visual novels japonais, le principe est resté le même : faire croire que chaque décision change tout, alors que tout était déjà écrit.

Imaginez une histoire qui vous permet de choisir la destinée des personnages.

Une histoire que vous pourriez contrôler, influencer, au lieu de la subir.

Imaginez devenir le dieu d’êtres de papier qui courent à travers les pages d’un livre, ou d’entités numériques qui nagent dans les pixels.

C’est ce que nous promettent les histoires à choix multiples, qui confrontent le lecteur ou le joueur à des choix décisifs qui orienteront l’aventure dans une direction ou dans une autre, et qui donneront une saveur particulière, unique, à l’histoire.

Dans le film Big (1988, Penny Marshall), le personnage de Josh, interprété par Tom HANKS, imaginait une bande dessinée dont la fin change en fonction des envies du lecteur.

Je me souviens avoir trouvé l’idée extraordinaire. La possibilité que le lecteur puisse agir à l’intérieur d’une histoire écrite à l’avance par un auteur semblait quasiment divine.

Cette idée faisait écho à la possibilité que les personnages de fiction soient vivants, que l’on puisse interagit avec eux. C’est ce que montrent certains films, comme La Rose pourpre du Caire, Last Action Hero, et certains épisodes de la série La Quatrième dimension.

Ainsi, quand j’ai découvert les jeux de rôle sur ordinateur, qui permettaient de créer un personnage unique et de le confronter à des séries de choix, j’ai naturellement consacré de nombreuses heures.

Avant les jeux vidéo, il y a eu les « Livres dont vous êtes le héros » dans les années 80, qui racontaient principalement des récits d’aventure et de fantasy. On y incarnait un héros anonyme plongé dans un monde peuplé de monstres, de pièges et de quêtes à embranchements.

Chaque paragraphe se terminait par un choix que le lecteur devait faire.

« Si vous ouvrez la porte, allez au numéro 47. »

« Si vous fuyez, allez au numéro 92. »

Et en fonction de ses choix, le lecteur tournait physiquement les pages pour orienter la lecture dans une direction donnée.

Ces livres proposaient une expérience très particulière : on lisait, mais on jouait en même temps. Le texte devenait une sorte de labyrinthe narratif, et chaque décision ouvrait une nouvelle voie, une nouvelle porte.
Certains choix menaient à une victoire éclatante, d’autres à une mort absurde au détour d’une phrase.
Et bien sûr, tout le monde trichait un peu en gardant un doigt sur la page précédente, pour revenir sur la décision prise, au cas où.
Ce plaisir de tricher, c’était déjà un geste de joueur, une forme de sauvegarde. On pouvait tester, recommencer, explorer toutes les possibilités d’un récit pour en comprendre les mécanismes cachés.

Les auteurs, comme Steve Jackson et Ian Livingstone, ont été pionniers dans ce format hybride, mi-roman, mi-jeu.
Mais avant eux, des écrivains expérimentaux avaient exploré l’idée d’une écriture influencée par le lecteur.

Par exemple, en 1941, l’écrivain argentin Jorge Luis BORGES avait imaginé une œuvre labyrinthique dans sa nouvelle Le Jardin aux sentiers qui bifurquent. La nouvelle décrit un roman dans lequel chaque choix narratif possible créerait une nouvelle version de l’histoire. Dans cette œuvre, toutes les versions de l’histoire existent en même temps, comme des univers parallèles.

Julio Cortázar avait de son côté imaginé un roman à lecture non linéaire, avec Marelle (Rayuela), en 1963.

Son roman peut se lire de manière traditionnelle, chapitre après chapitre, ou selon un ordre alternatif proposé par l’auteur lui-même.
Le lecteur devient alors un explorateur du texte. Il est libre de construire son propre itinéraire à travers les pages.

Cette curiosité du lecteur, ce goût du possible, c’est là encore celle du joueur.
La frontière entre lecture et jeu commence à s’effacer. L’œuvre littéraire n’est plus seulement une histoire qu’on reçoit, mais une expérience que l’on traverse.

Après les livres, les ordinateurs personnels ont permis d’automatiser ces choix, et de les démultiplier.

Là où les livres ne pouvaient proposer qu’un nombre limité d’embranchements, le jeu vidéo offrait une liberté presque infinie : les conséquences d’un choix pouvaient se calculer, s’enchaîner, se combiner.
L’ordinateur devenait à la fois le narrateur et le maître du jeu.

C’est au tournant des années 70 et 80 que cette révolution s’est opérée.
Sur des machines comme l’Apple II, le Commodore 64, ou les premiers PC IBM, sont apparus les jeux d’aventure textuels : les text-based adventures.

Leur principe est simple :

  1. L’écran affiche une description d’un lieu ou d’une situation :

« Vous êtes dans une caverne humide. Deux tunnels s’ouvrent devant vous : à gauche, un couloir sombre ; à droite, un faible éclat lumineux. »

  1. Le joueur choisit une option en tapant des commandes au clavier pour orienter la direction de l’aventure :
    → Aller à gauche
    → Aller à droite
    → Examiner les murs

Et le jeu répond en décrivant ce qui se passe ensuite.
Tout se joue dans l’imagination, comme dans un livre, mais avec la logique et la réactivité d’un ordinateur.

Ces jeux ne proposaient ni graphismes, ni musique, ni doublage. Tout ce que l’on nous proposait, c’était des lignes de texte sur fond noir.
Pourtant, ils avaient tout le reste :
– le mystère,
– la tension du choix,
– et cette impression vertigineuse d’être acteur d’un récit, pas seulement témoin.

Leur intérêt, c’était justement cela : transformer la lecture en expérience interactive.
Chaque partie devenait une exploration mentale, une cartographie du possible.
On notait les chemins sur du papier, on dessinait des cartes, on essayait de comprendre la logique du monde.
Ces aventures étaient à la fois des jeux, des labyrinthes et des miroirs : elles interrogeaient déjà la frontière entre liberté du joueur et volonté de l’auteur.

Des titres comme Colossal Cave Adventure (1976) ou Zork (1977) ont défini les codes du genre : exploration, énigmes, objets à utiliser, et surtout cette sensation nouvelle d’interagir avec un monde virtuel.
Le joueur ne tournait plus les pages, mais il façonnait l’histoire par ses actions. Il participait à la création de l’histoire, et, contrairement au format papier, il ne pouvait pas revenir en arrière pour corriger ses choix.

Cette transition du papier à la machine était bien plus qu’un simple changement de support.
C’était le passage d’une fiction à embranchements à une fiction vivante, capable de réagir.

Les choix que proposaient ces premiers jeux narratifs faisaient avancer l’histoire, redirigeaient le joueur vers des nœuds narratifs, des impasses ou à un Game Over.
Chaque écran était comme une page d’un livre relié à d’autres pages par des flèches invisibles, et toutes les décisions formaient une structure arborescente, parfois très complexe.

Après les aventures textuelles, une nouvelle étape est franchie avec l’arrivée des point & click dans les années 80 et 90.
Ces jeux, comme The Secret of Monkey Island, Day of the Tentacle, ou King’s Quest, ont troqué la ligne de texte contre un curseur de souris et un décor dans lequel on devait cliquer pour avancer.

Le principe est le suivant : le joueur explore des écrans fixes, résout des énigmes en combinant des objets, et fait progresser l’histoire en observant attentivement chaque élément du décor.
Le texte reste important, mais il se mêle désormais à l’image et à l’animation.
C’est une narration plus accessible, plus visuelle, et surtout plus cinématographique.

Le point & click séduit parce qu’il met le joueur dans la peau d’un enquêteur.
Chaque clic est une hypothèse, chaque découverte une récompense intellectuelle.
Et c’est aussi la première fois que la narration devient un véritable espace visuel à explorer, pas seulement une suite d’événements à subir.

Pendant ce temps, au Japon, un autre courant se développe : celui des visual novels.
Un visual novel est un roman interactif illustré. Les personnages apparaissent sur l’écran comme des images fixes, les dialogues défilent, accompagnés de musique et parfois de doublages.

Le joueur lit, puis choisit parmi plusieurs options :
– répondre sincèrement ou mentir,
– se rapprocher d’un personnage ou le repousser,
– prendre un risque ou rester prudent.

Chaque choix mène à une route différente, parfois jusqu’à des fins radicalement opposées.
Ce format repose moins sur la logique que sur les émotions, les relations et les dilemmes.
Les visual novels explorent souvent des thématiques amoureuses (Clannad, Steins;Gate), psychologiques (Doki Doki Literature Club), ou même philosophiques (Zero Escape).

Au Japon, ces jeux sont devenus une forme littéraire à part entière.
Ils prolongent la tradition du roman sentimental, mais y ajoutent la mécanique du choix, qui engage directement le joueur.
Le joueur devient alors co-auteur de sa propre histoire.

Il est impossible d’évoquer les visual novels sans mentionner leurs cousins plus sulfureux : les eroge (contraction de erotic game).
Ces jeux japonais combinent narration interactive et contenu érotique, souvent sous forme de visual novels.

À première vue, le principe est le même : le joueur lit, fait des choix, et les embranchements mènent à des scènes différentes selon les relations nouées avec les personnages.
Mais le ton, lui, varie énormément : certains titres exploitent le simple fantasme romantique, d’autres abordent des thèmes plus sombres, voire carrément pervers.

Pour comprendre ce genre, il faut le replacer dans son contexte culturel.
Au Japon, l’érotisme n’a pas la même place qu’en Occident : il est moins tabou dans les médias populaires, mais plus codifié.
L’eroge devient alors une extension du roman sentimental et du jeu de séduction, où le joueur explore les différentes facettes d’une relation virtuelle avec une ou plusieurs femmes.

Certains de ces jeux ont même marqué l’histoire vidéoludique. Ils ont introduit des systèmes de relations complexes et des scénarios émouvants et ont influencé de nombreux jeux modernes.

L’important, c’est que malgré leur réputation controversée, les eroge ont contribué à faire évoluer la narration interactive en plaçant les émotions du joueur au centre, en explorant les limites de la moralité, et en prouvant qu’un jeu pouvait raconter une histoire d’amour ou de trouble avec la même intensité qu’un roman.

Pourquoi écrire ou jouer à une histoire à choix multiples ?
La réponse semble évidente : pour vivre plusieurs histoires en une seule.
Mais derrière ce plaisir de liberté apparente, il y a une mécanique plus subtile, presque philosophique, qui touche à la manière dont nous concevons le libre arbitre.

Le premier charme de ces récits, c’est cette sensation grisante de maîtriser le déroulement de l’histoire.
Chaque décision semble ouvrir un futur différent, chaque phrase prononcée pourrait tout changer.
Mais en réalité, cette liberté est une mise en scène : tous les chemins ont été écrits à l’avance par l’auteur.

Le joueur ne crée pas, il découvre ce que l’auteur a préparé pour lui, comme un visiteur d’un jardin labyrinthique. Le plaisir vient alors non pas de la liberté absolue, mais de l’illusion de la liberté. C’est une mise en abyme fascinante : on croit agir et être libre, mais on est guidé. Et plus le jeu est bien écrit, plus cette illusion devient indétectable.

L’autre force de ces histoires à choix multiples, c’est la rejouabilité.
Contrairement à un roman linéaire, dont l’histoire est écrite pour l’éternité, une histoire à embranchements invite à recommencer.
On veut voir ce qu’on a manqué, explorer les routes qu’on n’a pas prises, découvrir la “vraie” fin, ou découvrir des fins cachées quelque part.

Cette structure favorise une forme d’exploration narrative : on fouille le scénario, on cherche à comprendre sa logique interne, on compare les conséquences de nos choix.
Le récit devient un espace à explorer plutôt qu’une simple ligne à suivre.

La troisième force de ces intrigues, c’est l’identification.

Faire un choix, même virtuel, c’est se projeter dans la peau du personnage.
À travers la décision, le joueur engage sa morale, ses émotions, ses réflexes.
On ne lit plus à propos d’un héros : on devient ce héros le temps de l’aventure.

Cette identification est renforcée par la tension morale. Faut-il sauver un allié ou poursuivre l’exploration du donjon ? Vaut-il mieux mentir dans l’espoir d’obtenir une récompense, ou dire la vérité et prendre le risque de froisser un personnage ?

Le choix crée un attachement émotionnel que la narration classique n’atteint pas toujours.

Le quatrième intérêt de ces histoires, c’est l’expérimentation morale.

Ces histoires permettent d’explorer sans risque ce que la vie réelle interdit.
Elles posent la question : que ferais-je à la place du héros ?

L’histoire devient un laboratoire moral, où l’on observe nos réactions face à la culpabilité, la peur ou la tentation.

Dans Baldur’s Gate 3, chaque action a des répercussions politiques, sociales ou sentimentales. On évolue dans un univers médiéval fantastique, et selon les factions que l’on choisit de soutenir, on modifie le rapport de force entre les factions en présence. Les choix de discussion avec nos compagnons façonnent la cohésion du groupe. Un choix moral incompatible avec la psychologie du compagnon peut même le pousser à nous quitter ou à nous trahir.

Dans Doki Doki Literature Club, on a pour mission de séduire des lycéennes. Accepter ou refuser de passer du temps avec l’une des filles déclenche des scènes exclusives, mais certains refus peuvent précipiter des crises ou des situations dramatiques.

Dans Catherine: Full Body, le joueur confronte ses propres conceptions du désir, de la fidélité et du mensonge. On peut forcer le héros à rester fidèle à sa fiancée, ou l’encourager à flirter avec une autre femme. Ce jeu possède plusieurs fins qui nous montrent où nous conduirait notre propre moralité.
Le joueur incarne Vincent, un trentenaire perdu entre deux femmes : la sérieuse Katherine et la sensuelle Catherine, tout en faisant des cauchemars qui symbolisent ses dilemmes intérieurs.

Chaque choix sentimental, chaque réponse aux SMS ou chaque choix de conversation oriente le jeu vers une des fins très différentes, allant du couple stable à la fuite dans l’imaginaire.

Chaque décision est un test de valeurs, présenté sous la forme d’un quiz intime. À la fin, le jeu évalue la cohérence morale de nos choix.

L’écriture devient alors une psychanalyse interactive : elle nous confronte à nos contradictions, en faisant de la tentation et du mensonge des mécaniques de gameplay.
Ce n’est pas tant une histoire d’amour qui nous est proposée, mais plutôt une étude de caractère.

Enfin, certains jeux poussent la réflexion encore plus loin, en brisant le cadre narratif lui-même.
Doki Doki Literature Club en est l’exemple parfait : derrière son apparence de visual novel romantique, il cache un scénario méta où le jeu prend conscience d’être un jeu.

Les personnages brisent le quatrième mur, font référence aux fichiers du jeu, et certains modifient même le code ou suppriment d’autres personnages. Le joueur n’est plus seulement observateur ou acteur : il devient intrus qui se fait manipuler par le programme.

Ces œuvres interrogent la frontière entre fiction et réalité, entre joueur et personnage. Elles rappellent que les histoires à choix multiples ne sont pas seulement un divertissement, mais aussi une réflexion sur la nature même du récit, sur ce que signifie « raconter une histoire ».

Avant d’aller plus loin, il est utile de poser quelques questions fondatrices.

Qu’est-ce qu’un choix dans un jeu vidéo ? Quelle part de liberté le joueur possède-t-il réellement ? Et pourquoi ces choix nous touchent-ils autant ?

Derrière chaque embranchement se cache un paradoxe : le joueur croit agir librement, mais il reste enfermé dans les limites prévues par le scénario.

Les studios parlent souvent de “l’illusion du choix” : on offre au joueur la sensation d’être maître du récit, alors que la plupart des décisions ne changent que la surface des événements (une réplique différente, une scène alternative, une fin légèrement modifiée).

Cette illusion n’est pas une trahison : c’est une technique narrative. Elle permet de renforcer l’implication du joueur sans multiplier les branches à l’infini.

Contrairement à un spectateur ou à un lecteur, le joueur participe à la création de l’histoire.
Il devient une sorte de co-auteur qui actualise le récit par ses décisions : sans lui, l’histoire reste inerte.

Ce déplacement du pouvoir narratif brouille la frontière entre écriture et réception.

Certains jeux, comme Baldur’s Gate 3, vont jusqu’à adapter leurs dialogues et leurs quêtes en fonction de la personnalité construite par le joueur.

Le plaisir ne vient plus seulement de la découverte, mais du sentiment de construire une version unique de l’histoire.

Nos décisions dans un jeu ne sont pas neutres, elles révèlent nos valeurs morales, nos pulsions, nos contradictions.

Certains joueurs jouent le rôle du héros idéal, d’autres testent leurs limites éthiques en choisissant volontairement des options cruelles ou amorales.

Des titres comme Catherine Full Body exploitent cette dimension : chaque décision sentimentale renvoie à un profil psychologique d’homme confronté à la possibilité de tromper sa fiancée.

Le jeu devient ainsi un miroir : il nous confronte à ce que nous voudrions être, mais aussi à ce que nous sommes capables de faire quand les conséquences sont virtuelles.

Enfin, certains jeux vont plus loin en brisant la fiction elle-même.

Ils jouent avec la conscience du joueur, jusqu’à lui rappeler qu’il est en train de jouer.
C’est le cas de Doki Doki Literature Club, qui utilise le support vidéoludique pour interroger la nature même du récit : que se passe-t-il quand un personnage “sait” qu’il n’est qu’un personnage ?

Sous ses airs de romance en milieur scolaire, Doki Doki Literature Club est en réalité une expérience méta-narrative.

Le joueur croit d’abord participer à une romance japonaise classique impliquant plusieurs lycéennes en concurrence pour gagner le coeur du joueur. Le but semble être de choisir quelle fille séduire parmi plusieurs archétypes.

Mais le jeu se retourne brutalement. En réalité, les choix n’ont jamais eu d’importance. Tout est manipulé par une entité qui sait qu’elle est dans un jeu vidéo et s’adresse directement au joueur.

Tout est scripté alors que le joueur pensait influencer la fin de l’histoire.

Créer une histoire à choix multiples, ce n’est pas seulement écrire : c’est penser un projet complexe, architecturer un labyrinthe narratif.

L’auteur ne trace pas une ligne droite sur laquelle s’enchaînent les événements logiques. Il construit plutôt un arbre dont chaque branche doit avoir du sens, de la tension et une émotion propre. Et chaque branche, bien que différente des autres, doit préserver la cohérence interne et générale du récit.
C’est une écriture où la moindre décision, la moindre réplique, peut fracturer toute la narration.

Plus il y a de branches, plus la cohérence devient fragile.
Un choix fait dans le chapitre 1 doit parfois résonner jusqu’à la fin du jeu, des heures plus tard.
Mais si tout peut influencer tout, alors chaque modification devient un risque : une contradiction, un oubli, une incohérence logique.
C’est une écriture de l’équilibre entre liberté et contrôle, entre improvisation et structure.

Un simple choix binaire multiplie les chemins possibles.
Avec trois choix par scène, le texte double ou triple instantanément.
Très vite, une histoire simple peut devenir un monstre tentaculaire.

Il faut donc savoir écrire pour être lu partiellement, en acceptant que la majorité du contenu ne sera jamais vue par un seul joueur.

C’est un paradoxe douloureux pour les auteurs : écrire des pans entiers de texte que presque personne ne lira mais qui doivent pourtant exister tout en préservant la cohérence narrative globale.

Chaque embranchement doit être intéressant, sans diluer la tension dramatique. Si tous les chemins sont bons, le joueur ne ressent plus la pression du choix ; mais si certains sont trop punitifs, il peut se sentir puni d’avoir exploré.

Tout l’art consiste à maintenir un bon rythme émotionnel et une bonne cohérence, même quand les routes divergent.

La clé, c’est le dénouement. Chaque fin doit sembler logique, méritée, et surtout gratifiante.
Le joueur doit sentir que son parcours est unique et qu’il a du sens. Mais il ne faut pas non plus que l’une des fins paraisse mieux que les autres, au risque d’annuler toutes les autres fins.

Offrir plusieurs vérités sans que l’une efface les autres est une difficulté propre à ce type d’écriture.

Contrairement à un roman linéaire, on ne peut pas s’y retrouver sans outils.
Les scénaristes travaillent avec des arbres narratifs, des tableaux de variables, ou des logiciels spécialisés comme Twine, Ink, Articy Draft ou Scrivener. Chaque embranchement y est relié par des nœuds et des conditions logiques : c’est de la programmation narrative.

Dans le jeu vidéo, les contraintes techniques s’ajoutent aux contraintes narratives :
– variables à suivre,
– conditions de dialogue,
– scripts dynamiques,
– et gestion du contexte (qui est vivant, mort, ami, ennemi, etc.).

C’est pourquoi Baldur’s Gate 3 a nécessité des dizaines de scénaristes, des outils internes complexes et une coordination millimétrée pour garantir la cohérence des milliers de combinaisons possibles.
Et dans Catherine: Full Body, les développeurs d’Atlus ont intégré une véritable cartographie psychologique : chaque choix sentimental reflète la personnalité du joueur, mesurée par un système moral subtil entre liberté et engagement.

Chaque embranchement coûte du temps, de l’argent et de la main-d’œuvre.
Un film ou un roman peuvent se permettre une seule fin spectaculaire, mais un jeu à choix multiples doit en produire plusieurs, parfois entièrement différentes.

Chaque fin demande des dialogues, des musiques, des animations, des cinématiques.

C’est là que la logique intervient :
– Certains choix n’ont qu’une illusion de conséquence, ramenant le joueur vers une autre branche.
– D’autres modifient seulement quelques lignes de dialogue, mais créent une impression de profondeur.

Le coût et la cohérence imposent une narration éclatée, mais sous contrôle.
Le rôle de l’auteur devient presque celui d’un ingénieur du possible : tout semble ouvert, mais rien n’est laissé au hasard. C’est un art de la contrainte déguisée en liberté.

En cinquante ans, le récit interactif a parcouru un chemin immense. Des lignes de texte d’Adventure aux dialogues capturés en motion capture de Baldur’s Gate 3, la structure n’a pas changé, c’est toujours une histoire à embranchements, mais l’immersion a explosé.

Aujourd’hui, la narration interactive est devenue sensorielle. Il faut des dialogues doublés, des personnages expressifs, un univers tout entier qui réagit aux choix du joueur.

Là où les textes des années 80 laissaient tout à l’imagination, les productions modernes sollicitent tous les sens pour renforcer l’impact du choix. La musique, la lumière, la mise en scène participent à la décision : on ne lit plus un choix, on le ressent.

Mais paradoxalement, malgré cette avancée technologique, le cœur du genre reste le même. Ce qui motive le joueur, c’est l’envie d’explorer.

Baldur’s Gate 3 incarne le rêve ultime du jeu à choix multiples : des milliers de lignes de dialogues et une infinité de choix qui offrent la liberté totale.

Le studio de développement, Larian Studios, a créé un monde réactif où même des décisions anodines (ouvrir ou non une porte) ont des conséquences visibles.

Le joueur est co-auteur : il écrit littéralement sa propre version de l’histoire. Et malgré des millions de combinaisons, le monde reste crédible.

C’est la forme la plus ambitieuse de la narration interactive : une œuvre qui tente de donner un sens à la liberté, sans la réduire à un simple menu d’options.

Aujourd’hui, le scénariste de jeu vidéo n’est plus seulement un auteur : il est aussi architecte de systèmes narratifs.
C’est ce qu’on appelle le narrative design : une discipline hybride qui vise à aligner les mécaniques de jeu et la narration.

Le narrative designer s’assure que chaque choix du joueur a du sens, qu’il soit moral, psychologique ou ludique, tout en maintenant la cohérence de l’univers.

C’est un travail de mise en scène invisible : le joueur doit avoir l’impression que l’histoire réagit à lui, alors que tout est minutieusement prévu dans un réseau d’embranchements logiques.

L’écriture interactive exige d’autres outils qu’un traitement de texte ; des outils capables de gérer des structures arborescentes, des conditions logiques, et parfois même des variations de gameplay.

Twine est sans doute le plus emblématique des outils d’écriture interactive. Gratuit, open source et très visuel, il permet de créer des récits à choix multiples directement en HTML, sans grande compétence en programmation.

Son principe est simple : chaque passage (ou nœud) représente une scène, reliée aux autres par des liens hypertextes. En quelques clics, on peut bâtir un labyrinthe narratif complet.

De nombreux auteurs indépendants l’utilisent pour expérimenter des formes courtes et introspectives, souvent proches de la littérature expérimentale. Avec Twine, on représente littéralement la narration comme une carte mentale.

On peut citer Ink, un langage de programmation pour les scripts narratifs qui est utilisé dans des studios de développement professionnels où la technique et la consistance du monde narratif sont primordiales. Les fichiers de programmation de Ink peuvent être directement intégrés dans le moteur du jeu, ce qui facilite le dialogue entre écrivains et programmeurs.

Citons également Ren’Py, le moteur de référence pour créer des visual novels basés sur des images statiques, du texte et des choix. C’est un outil gratuit et bien documenté, accessible si on est familier du langage python. C’est l’outil de choix pour les créateurs indépendants et les petits studios japonais.

Pour des projets très ambitieux comme Baldur’s Gate 3, qui atteignent des centaines d’embranchements et des milliers de lignes de dialogue, il faut des outils encore plus puissants et plus compliqués à prendre en main, comme ChatMapper et Articy Draft.

Ils permettent de visualiser les dialogues sous forme d’arbre, d’y associer des conditions logiques, des variables de scénario, des états émotionnels, voire des fichiers audio pour le doublage.

Articy Draft est conçu comme un outil collaboratif : plusieurs scénaristes, designers et développeurs peuvent y travailler en même temps pour garantir la cohérence globale du récit malgré la multiplicité des personnes impliquées dans le projet.

Pour les auteurs plus littéraires, des outils comme Scrivener ou Notion peuvent servir à cartographier le récit et suivre les relations entre les scènes. Ils n’intègrent pas la logique de programmation, mais leur modularité permet de visualiser un récit complexe sous forme de liens, de tags ou de tableaux.
Certains écrivains combinent d’ailleurs ces outils “classiques” avec Twine ou Ink.


Le récit à embranchements occupe une place particulière. C’est à la fois un héritier d’une tradition littéraire de niche et pilier du médium vidéoludique.

Les « Livres dont vous êtes le héros » ont connu un succès populaire massif. Ce format a initié toute une génération à la logique du choix narratif.

Mais après cette période d’âge d’or, le genre s’est progressivement replié vers une audience nostalgique : les collectionneurs, les passionnés de fantasy ou les rôlistes. Aujourd’hui, ces livres survivent surtout comme symboles d’une époque où le lecteur devenait pour la première fois un acteur du récit.

Dans le jeu vidéo, la narration à embranchements s’est imposée au cœur du grand public. Des productions comme Mass Effect, Detroit : Become Human ou The Witcher 3 ont montré que l’on pouvait combiner une mise en scène cinématographique et des choix moraux structurants. Ces jeux ont donné au joueur une impression de liberté émotionnelle, tout en restant accessibles à un large public.
En parallèle, la scène indépendante continue d’expérimenter les formes narratives plus radicales. Des titres comme Doki Doki Literature Club ou Undertale jouent avec la conscience du joueur et la structure du médium lui-même.

C’est cette dualité qui fait la force du genre. Il peut séduire à la fois les joueurs occasionnels attirés par les émotions et les dilemmes, et les auteurs expérimentaux fascinés par les possibilités structurelles du récit interactif.

En somme, le récit à choix multiples n’est plus juste une curiosité. Il est devenu un laboratoire narratif partagé entre l’industrie vidéoludique et les développeurs indépendants, entre le divertissement et la littérature.


Une histoire à choix multiples répond à notre volonté prométhéenne. C’est comme si nous voulions croire que chaque décision de notre part créait un monde nouveau, comme si nous pouvions décider du destin des personnages, à la manière des dieux grecs qui influençaient le destin des hommes.

Les jeux vidéo ont également donné forme à cette vieille tentation de décider de notre propre destin. Grâce à ces histoires, nous pouvons revenir en arrière, tester toutes les vies possibles, voir ce qui se serait passé si nous avions décidé autrement à tel moment de notre existence.

Mais plus on explore ces récits interactifs, plus on comprend que le choix n’est jamais totalement libre.
Les embranchements sont déjà écrits, les conséquences prévues, et la liberté que l’on ressent n’est souvent qu’une mise en scène de la liberté.

C’est peut-être ça, le cœur du jeu vidéo narratif : une métaphore de nos propres vies, où l’on agit, où l’on décide, mais dans un cadre qu’on n’a pas choisi.

L’histoire à choix multiples, ce n’est pas seulement une mécanique ludique. C’est une manière d’écrire le doute, de programmer l’incertitude, d’accepter que dans la vie comme dans le jeu, il faut choisir sans savoir ce qui suit.


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